Nous sommes début septembre 2020, à deux semaines d’une rentrée parlementaire avec, comme trame de fond, une crise de santé publique dans une économie affaiblie à l’aube d’une deuxième vague. À la suite de l’annonce d’un déficit historique, le premier ministre François Legault répète sur toutes les tribunes que le rattrapage économique du Québec passe par une stratégie de nationalisme économique et le développement du « fabriqué au Québec ». Cette approche de M. Legault semble une réponse directe à la crise économique provoquée par la pandémie, mais elle n’a rien de nouveau en ce qui le concerne. Il en parlait dans son livre Cap sur un Québec gagnant : le Projet Saint-Laurent, paru en 2013.
Le projet Saint-Laurent
Le projet Saint-Laurent vise à créer, dans la vallée du Saint-Laurent, une sorte de Silicon Valley, c’est-à-dire un lieu où cohabitent innovation, éducation de haut niveau et entrepreneuriat pour créer un extraordinaire dynamisme économique. C’est principalement en utilisant Investissement Québec comme levier que François Legault compte concrétiser sa vision. Éducation, innovation, entrepreneuriat et accès aux capitaux semblent une recette parfaite. Mais dans une économie mondiale qui favorise la délocalisation de la production manufacturière depuis plusieurs décennies, on peut se demander s’il est réaliste d’espérer un retour en force de la fabrication au Québec et quels en seraient les impacts sur la pratique du design industriel.
Le déclin de la production manufacturière dans les pays industrialisés
Le déclin de la production manufacturière s’est amorcé au courant des années 50, et ce phénomène est vrai pour la plupart des pays industrialisés. La Chine, souvent pointée du doigt comme la principale destination de délocalisation des emplois du secteur manufacturier, a longtemps eu la réputation de produire à faible coût des produits de mauvaise qualité en exploitant une main-d’œuvre non qualifiée, sous-payée et travaillant dans des conditions proches de l’esclavagisme. Sans avoir complètement disparu, cette réalité est tout autre aujourd’hui. Comme l’a expliqué de façon éloquente Tim Cook, le PDG d’Apple dans son entrevue au Fortune Global Forum en 2017, c’est avant tout la compétence qui fait en sorte que les produits Apple sont fabriqués en Chine. « Les produits que nous fabriquons exigent un outillage très avancé, une précision et des matériaux à la fine pointe de la technologie. Et les compétences en outillage sont très pointues ici (en Chine). Aux États-Unis, vous pourriez avoir une rencontre avec des ingénieurs en outillage et je ne suis pas sûr que vous pourriez remplir la pièce. En Chine, vous pourriez remplir plusieurs stades de football ».
Pour des raisons évidentes, le Québec ne remplacera jamais la Chine au titre de leader mondial en fabrication. Mais comment des pays membres de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques), tels que la Suède, l’Allemagne et le Japon sont-ils parvenus à maintenir la valeur de la fabrication dans le poids du produit intérieur brut à un niveau relativement stable, malgré la concurrence chinoise? Selon François Normand, chroniqueur au journal Les Affaires, une partie de la réponse réside dans le fait que ces pays pratiquent une forme de nationalisme économique. Les Allemands sont friands de produits allemands qui sont d’excellente qualité et abordables en raison d’une productivité élevée, une des meilleures au monde en fait, avec un PIB individuel moyen de 87, 38 $ CA par heure de travail. La balance commerciale de l’Allemagne est d’ailleurs positive alors que celle du Québec est négative. (Source : https://www.lesaffaires.com/blogues/zoom-sur-le-quebec/made-in-quebec-la-vraie-marge-de-manoeuvre-de-francois-legault/619604)
La culture du design industriel
Un facteur important de cette réalité est sans contredit le fait qu’il règne, en Allemagne, une profonde culture du design industriel. Par exemple, les Allemands sont des leaders dans plusieurs domaines prestigieux comme l’automobile avec des fabricants comme Porsche, Audi, BMW, Mercedes et les appareils électroménagers avec Gaggenau, Bosch, Thermador et Miele. De plus, d’origine allemande, le Red Dot Design Award récompense chaque année les meilleurs produits de consommation. Ce prix a d’ailleurs fait l’objet de mon article de février 2019.
Une étude réalisée par le ministère de l’Économie et de l’Innovation démontre que seulement 40 % des entreprises manufacturières ayant modifié ou amélioré un produit entre 2012 et 2015 ont utilisé les services de designers industriels. C’est étonnamment peu quand on pense aux avantages stratégiques de la mise en marché d’un produit de consommation issu du processus de design industriel. Il est important, malgré tout, de mettre en lumière le fait que ce taux a doublé depuis la période de référence 2004 à 2007 durant laquelle il se situait à 21 %.
De façon encore plus significative, la même étude évoque que le taux d’abandon du design industriel est de 4 %. C’est donc dire que les entreprises qui ont pris la décision de s’en prévaloir ont poursuivi dans cette voie pour une écrasante majorité. Cela démontre qu’il y a encore beaucoup de place pour une évolution soutenue et que, par conséquent, les entreprises y trouveraient leur compte.
Production locale vs pénurie de main-d’œuvre
Certains diront que la délocalisation de la production n’empêche d’aucune façon la conception de produits locaux qui pourront par la suite être fabriqués outre-mer. De plus, le plein emploi qui caractérisait notre économie avant la pandémie avait plongé les entreprises manufacturières du Québec dans une pénurie de main-d’œuvre sans précédent. François Legault ferait-il fausse route en évoquant une telle stratégie en remède à une situation temporaire? Et si la production manufacturière passait par des investissements massifs en technologie comme la robotique et l’intelligence artificielle améliorant ainsi la productivité. Et si le Québec se dotait d’une culture de l’innovation entrepreneuriale axée sur la recherche de solutions écoresponsables caractérisées par une simplicité de conception et de fabrication (low-tech design) et réduisait ainsi son impact environnemental.
Comme je l’ai exposé dans Le défi environnemental de la conception de produits, une partie importante de l’empreinte écologique d’un produit réside dans le transport tout au long de son cycle de vie. Il serait donc avantageux, d’un point de vue écologique, que les produits que nous consommons au Québec soient fabriqués au Québec. N’oublions pas que notre électricité est parmi les sources d’énergie la plus propre au monde et le Québec est donc un endroit stratégique de fabrication de produits.
Il sera intéressant de voir, au cours des prochaines années, si François Legault saura concrétiser sa vision exprimée dans son livre de 2013. Entre temps, laissons-nous sur quelques produits fabriqués au Québec.